V
Un soir d’automne, au crépuscule, je marchais dans le jardin. Un vent aigre soufflait de l’Ouest ; le ciel, chargé de nuages cuivreux, avait des regards mauvais. De la fièvre passait dans l’air. Sur les plates-bandes abandonnées, pas une fleur, sinon quelques tiges mortes, et quelques mornes chrysanthèmes de hasard, çà et là brisés, çà et là couchés sur la terre nue. Et les feuilles, jaunies, roussies, desséchées, s’envolaient des arbres, tombaient sur les pelouses, tombaient sur les allées, décharnant les branches, plus noires que le ciel.
Je ne sais pourquoi, ce soir-là, je marchais dans le jardin. Depuis le départ de mon jardinier, et la mort de mes fleurs, je m’étais, pour ainsi dire, claquemuré dans mon cabinet de travail, et j’évitais de sortir au dehors, ne voulant plus revoir ces coins si vivants de mon jardin, où tant de petites âmes me faisaient fête jadis, où j’aimais à m’enchanter l’esprit de la présence toujours renouvelée de ces amies charmantes, maintenant disparues et mortes. Peut-être le bruit, dans la pièce voisine, d’une discussion entre Jeanne et sa femme de chambre, m’avait-il chassé, m’avait-il poussé, devant moi, jusqu’à un endroit de silence où je n’entendrais plus cette voix colère, cette voix dure, cette voix implacable, si détestée des pauvres, des pauvres bêtes, des pauvres choses. Je ne me souviens plus.
Je me sentais infiniment triste, plus triste encore que ce ciel, que cette terre, dont je résumais, dont je décuplais en moi, à cette heure angoissante de la fin du jour, l’immense tristesse et l’immense découragement. Et je songeais que pas une fleur, non plus, n’était demeurée dans les jardins de mon âme, et que, tous les jours, à toutes les minutes, à chaque pulsation de mes veines, à chaque battement de mon cœur, il se détachait, il tombait quelque chose de moi, de mes pensées, de mes amours, de mes espoirs, quelque chose de mort à jamais et qui jamais plus ne renaîtrait... Je suivais une à une toutes ces petites chutes, toutes ces petites fuites, toutes ces petites enallées de la vie dans le néant, et il me semblait que j’en éprouvais, dans mon être intérieur tout entier, la commotion physique, douloureuse, répercutée, comme un mystérieux écho, de la fibre de l’arbre, aux nerfs de ma chair.
On sonna à la grille. Comme je n’étais pas loin, j’allai ouvrir. Et je me trouvai en présence d’un très vieux homme qui portait, sur son dos, une grosse botte d’églantiers. Je le reconnus, malgré la nuit qui faisait de l’homme et de sa botte une seule masse d’ombre.
– Père Roubieux ! m’écriai-je.
– Ah ! c’est monsieur Paul ! fit le vieux homme... Monsieur Paul lui-même !... Je vous apporte vos églantiers, monsieur Paul, comme tous les ans... Ah ! dame ! ils sont beaux, beaux, beaux !... Je les ai choisis, pour vous, comme de juste.
Il avait franchi la grille ouverte, et déposé, à terre, son fardeau. Et malgré le vent glacial le bonhomme était en sueur. Il s’essuya le front du revers de sa manche :
– Y a du nouveau, à ce qu’on m’a dit... Paraît que vous êtes marié, monsieur Paul !... C’est bien ! C’est bien !... Et votre défunte mère serait joliment contente !... Moi aussi je suis contente !... Fallait ça, voyez-vous, pour vous, pour la maison, pour le pays... Un homme sans femme, c’est comme un printemps sans soleil...
Pendant que le père Roubieux parlait, je songeais que je n’avais pas les vingt francs que je lui donnais tous les ans, quand il venait m’apporter ses églantiers. Les demander à Jeanne, c’eût été des questions, des reproches, une scène pénible que je ne voulais pas affronter.
– Je n’ai pas besoin d’églantiers, cette année, mon père Roubieux... balbutiai-je en tremblant.
Mais le bonhomme se récria :
– Comment, cette année... l’année de votre mariage !... Mais ce n’est pas cinquante que je vous apporte, c’est cent... Cinquante pour vous, cinquante pour votre petite dame !
Et, d’un ton que je m’efforçai de rendre bref, impératif :
– Non, pas cette année, je vous assure...
Le père Roubieux gémit :
– Ah ! ben ! ah ! ben !... Depuis trois jours que je suis dans la forêt pour vous trouver les meilleurs !... Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse, à c’t’heure ?... Bien sûr que je ne les remporterai pas jusqu’à Loudais... Je suis trop vieux, je n’aurais plus la force...
En levant les yeux vers la maison, je remarquai que les fenêtres de l’appartement de ma femme étaient éclairées.
– Elle est chez elle, me dis-je ; elle ne descendra pas avant le dîner.
Cela m’enhardit.
– Venez avec moi, père Roubieux.
Je le conduisis à la cuisine, où je lui fis servir un reste de viande, du fromage et une bouteille de vin.
Et pendant que le vieux mangeait, je me disais :
– Voilà un pauvre être qui, durant toute sa vie, a travaillé durement, comme un cheval de ferme. Il n’en peut plus... Son dos est courbé, ses jambes flageolent, ses bras ne peuvent plus étreindre les lourds fardeaux. Chez lui, il n’y a pas un sou... Tout ce qu’il a gagné, dans son atroce vie de travail, lui a suffi, à peine, pour se nourrir maigrement, pour ne pas aller absolument nu par les chemins... Et il a élevé six enfants, qui triment à leur tour, on ne sait où... Moi, je suis riche ! et je vais, tout à l’heure, renvoyer ce vieillard qui, pendant trois jours, s’est exténué pour moi ; je vais le renvoyer sans un sou, avec ses églantiers que je lui refuse, je vais le renvoyer pour ne pas attirer sur moi la colère de ma femme... Est-ce donc vrai que j’en suis venu à cet état d’incomparable lâcheté ?
Le vieux mangeait toujours. Et, assis en face de lui, de l’autre côté de la table, je le regardais. Je regardais son corps usé, déformé par la misère, sa face ridée où la peau, durcie comme un cuir, moulait une ossature décharnée de squelette ; et mes yeux s’emplissaient de larmes. Est-ce sur lui que je pleurais, est-ce sur moi ? Je n’eus pas le temps de me poser cette question. La porte de la cuisine s’ouvrit et ma femme entra. Oh ! cet œil dur, ce pli de mépris qui tordit le coin de ses lèvres, cette figure d’étonnement et de dédain, je les revois encore. Elle passa sans prononcer une parole. Le vieux ne l’avait même pas vue, occupé qu’il était à s’emplir le ventre, tout entier à son extase d’affamé devant la viande et le vin.
Je le reconduisis jusqu’à la grille.
– Et vos églantiers, père Roubieux ?
Il se sentait plus fort d’avoir mangé. Sans une plainte, il les rechargea sur son épaule, et, les calant d’un mouvement de reins sur son dos d’octogénaire, il dit même gaiement en me remerciant :
– J’arriverons pas de bonne heure à la maison, aujourd’hui... trois lieues de chemin ! Mais on est lesté. À l’année prochaine, monsieur Paul !...
Quand je retrouvai Jeanne, une heure plus tard, au dîner, elle me dit simplement :
– Ma maison n’est pas un repaire de vagabonds, et je vous serai obligée, à l’avenir, de recevoir vos amis ailleurs que chez moi.
VI
Je fis une longue et dangereuse maladie. La vie, refoulée au-dedans de moi-même, privée de ses expansions nécessaires, protesta violemment. Mes organes ne purent résister à ce manque d’air, de chaleur, de lumière, survenu dans mon existence morale et mes habitudes physiques, après notre mariage. En proie à la fièvre, je demeurai au lit durant six semaines, six lentes, interminables semaines. Jeanne me soigna fidèlement, correctement, sans émotion, il est vrai, avec cette ponctualité administrative qu’elle avait dans l’accomplissement de n’importe quelle fonction domestique. Elle mettait à me soigner l’intérêt qu’elle mettait, par exemple, à surveiller la réparation d’un meuble précieux, et rien d’autre. On n’eût pas dit que la mort était là, toute proche, qui menaçait une moitié de sa vie, dans la mienne. Dans les accalmies de la fièvre, pendant les intervalles du délire, je souffrais cruellement de cette insensibilité, bien que je me rendisse parfaitement compte que Jeanne n’épargnait pas sa peine. Elle passait les nuits, à mon chevet, ne voulant déléguer à personne ce fatigant devoir. Étrange et douloureuse sensation, je ne lui en avais aucune reconnaissance. Quand elle se penchait sur moi, je détournais les yeux pour ne point voir cette physionomie d’impassible courage, et ce regard de dur devoir. L’inquiétude en était si complètement absente, et il m’eût été si doux de saisir dans ce regard une expression de peur, de bouleversement intérieur, une trace de larme, quelque chose de fugitif et d’angoissé par quoi j’eusse senti que son cœur battait, s’affolait, saignait ! Même lorsqu’elle m’obligeait, avec des gestes doux et habiles, à boire mes potions, elle restait, malgré soi, impérieuse et dominatrice. Jamais elle n’eut une de ces câlineries dont on berce les malades, ainsi que les petits enfants. Ses prières conservaient, sous la douceur de la voix, la dureté, presque l’insolence d’un ordre.
Souvent, le soir, je me souviens, en me réveillant des torpeurs de la fièvre, je l’apercevais, au fond de la chambre, en face de mon lit, assise entre les deux fenêtres, devant un petit bureau qu’elle avait fait apporter là. Elle griffonnait des chiffres sur ses carnets, établissait ses comptes de maison, se livrait à des opérations absorbantes et compliquées de caissier. Je ne voyais que son dos et sa nuque inclinée, presque noirs sur le fond éclairé de la tenture murale ; une ligne de lumière rose cerclait les formes si belles, si pures de ses épaules ; l’admirable et souple contour de son buste, puissant et délicat comme un bulbe de lis, vaporisait ses cheveux d’un mystère d’auréole. Au sortir des terreurs de la fièvre, j’aurais dû éprouver une délicieuse sécurité à cette présence protectrice de ma femme ; j’aurais dû en jouir comme, après un passage dans les ténèbres, on jouit d’un paysage de fraîcheur et de lumière. Non seulement je n’en jouissais pas, mais le froissement des papiers dont s’accompagnait cette présence, les notes accumulées, le retournement des pages des livres de comptes, et le craquement de la plume, m’étaient un intolérable agacement :
– Jeanne, gémissais-je... ma chère Jeanne... je vous en prie... venez près de moi.
Et sans se retourner à ma voix plaintive, sa plume entre les dents, elle répondait :
– Avez-vous besoin de quelque chose ?... Voulez-vous boire ?
– Non, je n’ai pas besoin de boire... je n’ai besoin de rien... je n’ai besoin que de vous !
– Tout à l’heure, mon ami... j’ai fini... Et ne parlez pas... tâchez de dormir.
– Je ne puis pas dormir tant que vous n’êtes pas près de moi... Si vous saviez comme le bruit de vos papiers, de vos tiroirs, de votre argent, m’énerve !
– Il faut pourtant bien que je termine ces comptes... je suis en retard de plus de huit jours, mon ami...
– Jeanne, Jeanne, qu’est-ce que cela fait que vous soyez en retard, pour ces comptes ?...
Et je sentais des petits sanglots trembler dans ma gorge.
– Je suis venue ici, mon ami, pour ne pas vous laisser seul... Mais si ma présence vous irrite, j’irai dans ma chambre, désormais... Il faut bien que je termine ces comptes.
– Ce n’est pas votre présence, ma chère Jeanne... c’est la présence de ces... chiffres... de ces comptes !
Alors, elle rangeait ses carnets, ses tiroirs, ses notes, refermait son bureau et venait s’asseoir près de moi, silencieuse et glaçante, le buste raide, les bras croisés, les yeux très loin, la pensée plus loin encore que les yeux.
– Ah ! ma chère Jeanne, sanglotais-je... souriez-moi, je vous en prie... Vous ne me souriez jamais... Jamais vous ne m’avez souri... Un sourire de vous, une bonne parole de vous... une toute petite, toute petite tendresse de vous... et il me semble que je serais tout de suite guéri !...
Toujours impassible, sans la moindre secousse dans son être, sans le moindre sursaut au cœur, elle m’imposait silence :
– Chut !... Il ne faut pas que vous parliez... il faut que vous dormiez... Vous êtes un enfant !
Et il me semblait, à la voir près de moi, immobile, sans une chaleur dans son masque d’insensible divinité, qu’un mauvais ange me gardait.
Un jour, c’était pendant ma convalescence, je reposais dans un grand fauteuil, devant la fenêtre ouverte de ma chambre. Ma femme était près de moi, assise aussi. Nous regardions le ciel. L’air était charmant, léger, d’une fluidité caressante et chaude. Des souffles de résédas, des parfums de roses lointaines arrivaient jusqu’à nous. Je crus qu’une détente s’opérait dans la chair et dans l’âme de ma femme.
Il me semblait qu’une lueur nouvelle avait brillé dans ses yeux. Je lui pris les mains.
– Jeanne, m’écriai-je... Ah ! si vous pouviez m’aimer !
– Mais est-ce que je ne vous aime pas ?...
– Non, non... Vous ne m’aimez pas.
– Je ne vous aime pas !... Pourquoi dites-vous de pareilles choses ?... Et que me reprochez-vous ?... Tenez !... justement, j’ai terminé mes comptes de l’année... Eh bien ! savez-vous ce que j’ai fait ?...
J’espérai une action héroïque :
– Qu’avez-vous fait, ma chère Jeanne ? demandai-je, haletant.
– Eh bien ! j’ai fait quinze mille francs d’économies ! dit-elle.
Et ses yeux brillèrent comme deux étoiles. Un sourire angélisa ses lèvres.
– Et vous dites que je ne vous aime pas !
J’avais, à ces paroles, vivement retiré mes mains des siennes ; mon cœur s’était serré, comme sous l’approche d’un dégoût nauséeux...
– Eh bien ?... Qu’avez-vous ? demanda Jeanne... C’est tout ce que vous trouvez à me dire ?...
Je ne trouvais rien à dire, en effet. J’étais abasourdi, comme après un coup, une chute, un évanouissement. Jeanne s’était levée, me regardait durement. Pour la première fois, j’éprouvais en moi quelque chose de plus que de la douleur, une frénésie aiguë qui ne pouvait être que de la haine. Et, tout d’un coup, la langue déliée, le cerveau fouetté comme par des ondes de feu, je criai :
– Quinze mille francs !... Et c’est pour ça que vous avez pris toute la beauté de ma vie, que vous avez volé aux pauvres leur morceau de pain et leur part de joie !... Pour çà !... pour çà ! Allez-vous-en !... Je ne veux plus vous voir !... Allez-vous-en !... Je... je...
– Vous êtes un misérable ! interrompit froidement ma femme.
La secousse avait été trop violente, et j’étais trop faible pour en supporter l’atteinte. Au moment où, par un effort insensé, je tentais de me lever, pour chasser ma femme de la chambre, le ciel, la chambre, ma femme, tout, autour de moi, s’évanouit dans une blancheur morne de suaire, et je tombai lourdement sur le parquet.